Apparitions éphémères
Dans
La
porte des Enfers, l'auteur,
Laurent Gaudé, imagine que les âmes se bousculent comme autant de
spermatozoïdes pour disparaître et s'écouler à tout jamais dans
le
tourbillon d'un infernal
siphon : c'est qu'elles ont renié, ces âmes à
peine
mortes, toutes leurs actions passées, des médiocres aux
excellentes, pour
ne
pas regretter leurs
existences
d'(ici-bas.
Puis l'oubli les emporte,
lentement d'abord
et de
plus en plus vite vers le Néant, où elles s'engloutissent, nul
n'ayant plus songé à elles, sans plus les avoir évoquées par leur
nom. Ne
vous reniez jamais. Cette
croyance était
répandue
dans
toute l'Egypte antique.
X
R.
XX
Exemple
: ce jeune homme admiratif - qu'est-ce qu'ils me trouvent donc tous
? Il m'envoie ses textes profonds ; j'y trouve ma foi du bon, du
mauvais, tout ce qu'un jeune homme de peut ressentir : vide
existentiel (sentiment de n'avoir rien à dire, hélas exact)
recherche d'identité (vide interne), de l'amour (à distinguer de
la baise, trop facile paraît-il ( « A ton âge, Omer, j'allais
aux putes : tu mendieras des nouvelles »). Je m'évertue sur
ses textes, un par un, me bats les flancs,lui réponds en fuyant les
leçons de Rilke : l'écrivain seul, assurément, peut se critiquer
soi-même. N'écrivez dit
Rainer-Maria que si vous sentez en vous cet appel
indispensable. Mais, cher
confrère (Monsieur André, faites des perruques. Monsieur
André, faites des perruques) – qui
diable peut savoir s'il pourrait vivre ou non sans écrire ?
...Est-ce
qu'on ne découvre pas cela juste en fin de vie, quand on ne peut
revenir en arrière ni même adoucir les dégâts, quand on à
consacré toute sa vie à l'art sans en récolter les fruits, quand
on est un raté ? et qui donc alors viendra vous susurrer je
te l'avais bien dit ? En
vérité, nul autre que vous-même.
Je
le trouve émouvant, mon Omer, de se confier à moi par lettres.
Qu'est-il
devenu ? Ingénieur ? ...concepteur informaticien ?
R.
XXI
Une
vieille, dit-il, l'aime bien : sa logeuse - prends la
vieille ! je n'ose le lui dire. Monsieur joue les
difficiles. N'avais-je pas moi-même un soir, très jeune, repoussé
en éclatant de rire à la descente du train les propositions d'une
octogénaire fardée comme un squelette ? Je n'ia compris qu'aux
deux tiers de ma vie que c'est elle, et non moi, qui aurait payé
l'autre en bon argent comptant, et qui peut-être aurait tiré de sa
chair morte les derniers spasmes de sa vie. Que me soit pardonnée
cette atroce humiliation. Sur le palier de mon lieu de travail de
même habitait bien plus tard une ivrogne, fenêtre ouverte hiver
comme été. Elle crie : « Que vous êtes beau ! » et
« Je jouis par l'alcool. » Mes deux collègues de bureau
se moquent d'elle et je fais forcément chorus.
Je
m'introduirais
chez elle ; qui reviendrait dix
fois par jour frapper
à notre porte, et les autres de répètent :
« Surtout, garde-t'en
bien !» en roulant des yeux pudibonds.
Un jour on la ramasse dégueulante au pied d'une haie pratiquée
par
les chiens.
Omer
s'envole
pour l'Irlande. Il déclare flamme à une
Irlandaise quelconque, any
English girl aux
yeux d'émeraude
qui
lui
répond
en excellent
anglais
respond
in excellent English « Sorry,
but my feelings
are
not on the same scale as yours » en
bon français FUCK OFF. J'ai perdu de vue mon Omer d'alors, toujours
en déprime,
et bien que j'eusse
abondamment prêché
pour ma paroisse (« n'abandonne
jamais
personne » ! »)
il
m'a laissé choir. aschwöh,
comme
il est juste, logique et nécessaire à vingt ans.
Mon
petit-fils, au même âge, balaie des McDo. Un jour Omer à son tour
deviendra journaliste, électronicien, chimiste, informaticien,
s'ébrouera
dans le
tout
petit bac
à sable de
la
vie ;
je
me suis collé du sable plein les yeux. Je m'en suis
frotté
encore les paupières, me jurant bien de ne plus jamais redescendre
là-dedans. Je rejoindrai sous les couvercles
la
légion
des macchabées, et nous aurons tous
vécu.
Cet été, sur la longue table en
bois de
la profonde et fraîche cuisine commune, j'approfondis
mes
notes
en marge ou sur
feuilles et les lui envoie. « N'écrivez que si votre vie
véritablement est en jeu » - que pouvons-nous
donc en savoir, Monsieur Rilke, avant d'avoir atteint, justement, la
fin de notre
vie
?
Jules Renard écrivait : « Je récrirais bien mon œuvre, en
mieux ; mais personne ne s'en apercevrait... » S'est envolé
avant d'être pesant, celui-là.
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