Lowry...
Salut
les noëlleux ! vous n'échapperez pas, avant vos agapes alcoolisées,
au Dessous
du volcan, bréviaire
des ivrognes, par Malcolm Lowry, paru en 1959, traduit en dialecte
français par Stephen Priel, Clarisse Francillon, avec la
collaboration de l'auteur, pour la collection "Folio".
C'est un chef-d'œuvre. Déjà nous en sommes avertis par le
préfacier qui n'est autre que Maurice Nadeau. Déjà l'auteur
lui-même nous avertit aussi, dans sa préface à lui, qu'il ne faut
pas se borner à voir dans Au-dessus
du volcan, la
simple et tragique histoire d'un alcoolique récidiviste. C'est hélas
ce qu'on dû penser les réalisateurs du film qui porte ce nom, avec
Richard Burton.
La
tête désespérée ou animale dudit Burton noyés dans les vapeurs
de la tequila ne saurait en effet exprimer toute l'intensité du
désespoir enveloppé dans les pages de l'ouvrage écrit : il en est
presque toujours ainsi, question déperdition, dans les tentatives
pelliculées. Le film présente sans doute de splendides paysages,
autour du Popocatepetl, point culminant et volcan du Mexique. Mais
les descriptions du livre, même fragmentaires, même reconstituées
dans notre esprit, avec notre géorgaphie interne, suffisent à
donner une juste impression du cadre : nous vivons au-dessous d'un
volcan, dangereux comme il se doit, sous des nuées d'orage
menaçantes, au sein de grondements de plus en plus féroces.
Autour
de nous s'étendent des ravins, de vastes perspectives brisées, des
cactus, une ville en plusieurs morceaux, avec des pans de routes qui
montent, qui descendent, des pavés chaotiques et des bus cahotants.
Bref un paysage à couper le souffle, même à quelqu'un qui ne boit
pas. Un paysage qui fonctionne, nous dit l'auteur dans son
avant-propos, selon une mécanique symbolique : nous ne sommes pas
dans une géographique purement physique, mais au sein d'une forêt,
comme on dit, de symboles : il n'est que de se reporter à la Divine
comédie de
Dante, ou à la Kabale juive, ou à tout autre système de
représenation figurée de la destinée humaine. Et quelle est-elle ?
De boire dans l'angoisse, pas nécessairement de l'alcool, mais de la
névrose, à plein goulot ; de l'inquiétude, ou tout autre tourment.
Et
tous, nous descendons les degrés concentriques, les gradins en
entonnoirs, d'un gouffre infernal. Voilà : notre héros, consul à
Cuernavaca (maladroite transcription du nom indigène de Cuahnahuac)
se pinte, se raisonne, reboit, s'humilie, éprouve des exaltations
alcooliques extraordinaires, aperçoit les causes des choses, puis
retombe dans l'hébétude, lutte contre son propre démon. Il se
trouve que l'auteur décrit sa chute personnelle, étant lui-même
mort avant la cinquantaine de cette terrible et lucide déchéance.
D'où l'effrayante réalité de telle scène, de tel délire
(on pense en particulier aux hallucinations constantes d'insectes ou
de reptiles, caractéristiques du delirium
tremens). Lui
aussi a vécu au Mexique. Voilà de quoi ancrer sa réflexion, de
quoi fournir matière au roman, avec un décor, des personnages, qui
ne soient pas des abstractions : un ouvrage de pure théologie ou
d'ontologie aurait vite pris une teinture assez rebutante. Il ne nous
en faut pas moins, après en avoir joui, approfondir ce brillant
folklore, pour apercevoir, chez notre frère en douleur, que nous ne
saurions juger, tout être humain plus vulnérable qu'un autre,
accessible aux affres du salut ou de la damnation : ce péon blessé
agonisant dans la poussière, son cheval errant les éperons
ballants, les chats, le jardinier placide qui taille sa haie, son
frère lui-même, ex-révolutionnaire et courtisant sa femme.
La
femme : tout est là. Yvonne, qui l'a quitté un jour, qui lui a
envoyé un mot par la poste pour revenir sur sa décision, peut-être
– un mot qu'il n'a jamais reçu... Elle revient, flanquée d'un
amant français, et du frère de son mari donc, non seulement
ex-révolutionnaire, mais aussi musicien raté, comme Lowry se
sentait écrivain raté. Yvonne d'ailleurs est elle aussi une artiste
de music-hall ratée. Tous ces personnages, riches oisifs jetés sur
les routes poussiéreuses d'un Mexique pittoresque et crasseux, ont
eu jadis une trop belle opinion d'eux-mêmes ; ils sont en proie à
leurs limites, à leurs soifs inextinguibles d'ils ne savent trop
quel absolu, ils en sont conscients, à des degrés divers, et tous
entourent le consul ivrogne, qui leur sert d'abcès de fixation.
Au
moins, ils ne sont pas comme lui ; au moins, ils n'en sont pas à ce
point de déchéance ; ils ne se disputent pas, eux, avec des
sous-officiers mexicains avinés qui vont jusqu'à frapper, du poing
et du couteau. Ils peuvent se livrer aux doux plaisirs de la leçon
de morale et des lamentations. La femme Yvonne elle-même peut
promettre de revenir sitôt que son vicieux de mari aura cessé de
boire ainsi. Et quand il meurt enfin, au terme d'une interminable
descente, c'est d'un coup de couteau dans le foie, comme Prométhée
se fit dévorer le foie pour l'éternité par un vautour envoyé par
Zeus. C'est ainsi qu'il existe plusieurs niveaux de lecture, et
j'aimerais relire ce livre dans quelques années, puisque mon
abstinence me garantit quelques années j'espère encore.
Le
lecteur passe en effet d'un niveau à l'autre au gré de ses humeurs,
et voit tantôt une évocation de magnifique pays, riche et miséreux,
tantôt une illustration de ses propres tourments, tantôt une
fresque épique. Nous aimerions à présent non plus papillonner à
travers l'ouvrage, mais vous présenter bien à fond la page 47 :
l'amant d'Yvonne, le Français Laruelle, sort d'un casino : "La
ville était presque juste à sa droite à présent et au-dessus de
lui, car M. Laruelle n'avait fait que descendre
peu à peu la colline, depuis qu'il avait quitté le Casino de la
Selva. Du champ qu'il traversait il pouvait voir, par-dessus les
arbres à flanc de colline et au-delà de la sombre silhouette
féodale du Palais Cortez, la roue Ferris en lente rotation, déjà
illuminée sur la place de Quauhnahuac ; il crut percevoir le bruit
de rires humains montant de ses nacelles éclatantes et, à nouveau,
la griserie légère de voix qui s'en allaient chantant, diminuant,
expirant dans le vent, à la fin inaudibles. À travers champs lui
arrivait un air américain plein de découragement, "Saint-Louis
Blues" ou quelque chose de ce genre, par instants molle houle de
musique poussée par le vent, d'où giclait un embrun de caquetage,
et qui semblait ne pas tant se briser que frapper sur les murs et les
tours des faubourgs ; puis en un gémissement elle refluait aspirée
au loin. Il se retrouva sur le chemin menant par la brasserie à la
route de Tomalin. Il parvint à la route d'Alcapancingo. Une auto
passa et comme il attendait, détournant la tête, que la poussière
retombât, il se rappela cette fois qu'il longeait en auto, avec le
Consul et Yvonne, le lit du lac mexicain, autrefois cratère d'un
énorme volcan, et revit l'horizon estompé de poussière, les cars
fonçant à travers les tourbillons de poussière en un souffle, les
garçons frémissants debout à l'arrière des camions, cramponnés à
mort, le visage abrité de la poussière sous des bandeaux (et il y
avait là une magnificence, par lui toujours sentie, une sorte de
symbole de l'avenir pour lequel un peuple héroïque avait, en
vérité, fait des préparatifs tellement grands puisque, par tout le
Mexique, l'on pouvait voir sur leurs camions tonnants ces jeunes
dressés, leurs pantalons claquants sec, campés sur leurs jambes
larges ouvertes, solides) et dans le soleil, sur la colline ronde, le
peloton isolé d'une avant-garde de poussière, les collines près du
lac obscurcies de poussière comme des îles sous une pluie
battante. Le Consul, dont Monsieur Laruelle distinguait à présent
la vieille demeure sur la pente au-delà de la barranca, avait alors
semblé assez heureux lui aussi, se promenant à travers Cholula aux
trois cents six églises et deux salons de coiffure, le "Toilet"
et le "Harem", puis escaladant la pyramide en ruine qui
était, assurait-il tout fier, la Tour de Babel originale. Qu'il
avait admirablement caché ce que devait être la Babel de ses
pensées !"
Voilà
pour vous donner un aperçu, l'eau ou le mezcal à la bouche,
peut-être. La lecture du passage est compliquée par le fait que,
tandis que M. Laruelle fait une promenade tout seul, se superpose le
souvenir d'une autre promenade qu'il a faite avec le consul et sa
femme. Mais la dimension symbolique est là, avec cette roue de foire
autour de laquelle semble s'amuser tout un peuple lointain de
terrestres damnés, et qui semble bien évoquer la roue d'Ixion au
plus profond des Enfers,
Ixion condamné à tourner sans cesse pour avoir osé désirer la
femme de Jupiter, Junon elle-même…
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