Gracq, Modiano, Duras
Ce
que Julien Gracq fait à la province, aux terres de Grand Ouest,
Modiano le fait à Paris, où tout se fond non plus à l'infini des
yeux, mais à l'infini du regard intérieur. N'oublions pas que
Jeannette Gaul, au nom si contrasté, si français, si gaullien, se
faisait surnommer Tête de Mort en raison de ses pommettes
saillantes. C'est elle qui paraît au flanc des jeunes filles en
fleurs, et
pourtant les retient par la robe au moment où elles se jettent dans
le vide.
Chacun
de nos moment s'inscrit dans l'infini, comme les actes des Romains
trouvent tous leur
fixation dans le ciel ferme, le
firmament.
Et nous retrouverons tous les instants, donnant tous sur l'éternité.
Que tout passe, ou que tout demeure (Les
jours s'en vont, je demeure, c'est
bien au-dessus de l'île des Cygnes, si j'ai bonne mémoire, que
s'étend le pont Mirabeau), l'angoisse est là, la jouissance du
fixe
et de la dissolution. Mais je vais dire des conneries - dernier
chapitre, qui commence comme un début : « C'est arrivé
en novembre. Un samedi. Le matin et l'après-midi, j'étais resté
rue d'Argentine à travailler sur les zones neutres. Je voulais
étoffer les quatre pages, en écrire au moins trente. Cela ferait
boule de neige et je pourrais atteindre les cent pages. » La
rue d'Argentine est dans les beaux quartiers de l'Étoile.
C'est là que se révèle la nudité des pierres, sans rôdeurs ni
activités nocturnes
d'aucune
sorte.
La
rue d'Argentine, surtout sous la neige, appartient aussi à ces zones
neutres, tout comme la rue sans maisons que bordent, qu'enferment des
deux côtés les murs surmontés de croix du grand cimetière de
Montparnasse, peut-être la rue Froidevaux. Et quels meilleurs
endroits pour écrire que ces zones qui ne signifient rien, la
vie où jaillit la fragile étincelle… Allez
hue, on continue ! « J'avais rendez-vous avec Louki au
Condé à cinq heures. J'avais décidé de quitter dans les prochains
jours la rue d'Argentine. Il me semblait que j'étais guéri
définitivement des plaies de mon enfance et de mon adolescence et
que, désormais, je n'avais plus aucune raison de rester caché dans
une zone neutre.
J'ai
marché jusqu'à la station de métro Étoile.
C'était la ligne que nous avions prise souvent, Louki et moi, pour
aller aux réunions de Guy de Vere, la ligne que nous avions suivie à
pied la première fois. » En surface, évidemment, bande
d'abrutis. Tout est vague pour les bourgeois désœuvrés
des
beaux quartiers. Ce qui
n'est
pas une raison pour attendre que tous les prolos soient gavés pour
commencer à faire de la littérature. Après tout, chacun cherche
sa mystique et se rassemble dans sa secte d'auditeurs, à la messe,
ou parmi les chercheurs de l'Éternel
Retour… « Pendant la traversée de la Seine, j'ai remarqué
qu'il y avait beaucoup de promeneurs sur l'allée des Cygnes.
Changement à Lamotte-Picquet-Grenelle.
Je
suis descendu à Mabillon, et j'ai jeté un regard en direction de La
Pergola, comme nous le faisions toujours. » Nous connaissons
tous un peu Paris, tout de même. Copions un peu Wikipédia :
« La
station La Motte-Picquet rend hommage à l’amiral
Toussaint-Guillaume
Picquet de La Motte
(1720-1791). » Grenelle
est dans le Quinzième. Passy dans le Seizième, rive droite. Auteuil
au sud de Passy, à cheval sur Boulogne, j'ose à peine mentionner
– pouah
- les
prolos de l'ancien Billancourt. Et nous poursuivons pour l'instant
comme ceci (Marc, j'adore ta formule) : « Mocellini
n'était pas assis derrière la vitre.
Quand
je suis entré au Condé, les aiguilles de l'horloge ronde sur le mur
du fond marquaient exactement cinq heures. En général, ici, c'était
l'heure creuse. Les tables étaient vides, sauf celle à côté de la
porte où se tenaient Zacharias, Annet et Jean-Michel. » Et
tous ces personnages, Corses louches ou étudiants piliers de
bistrot, vous regardent ou vous ignorent, ils ont des comptes
à vous demander, vous
les avez oubliés, vous ne les avez pas suffisamment nourris de vos
souvenirs, vous êtes également leurs ombres à eux, ils vous fixent
comme autant de revenants, certains n'ont été entrevus qu'une fois.
« Ils me lançaient tous les trois de drôles de regards. Ils
ne disaient rien. Les visages de Zacharias et d'Annet étaient
livides, sans doute à cause de la lumière qui tombait de la vitre.
Ils ne m'ont pas répondu quand je leur ai dit bonjour. Il me
fixaient de leurs regards étranges, comme si j'avais fait quelque
chose de mal . »
Pourquoi
nous as-tu abandonnés dans le gel de notre pellicule, pourquoi
t'es-tu permis de bouger, pourquoi soulèves-tu le rabattant facial
de nos cercueils… « Les lèvres de Jean-Michel se sont
contractées, et j'ai senti qu'il voulait me parler. Une mouche s'est
posée sur le dos de la main de Zacharias et il l'a chassée d'un
geste nerveux. Puis il a pris son verre et il l'a bu, cul sec. Il
s'est levé et il a marché vers moi. » Ça
sent la mort tout ça. En effet, il annonce que « Louki (s'est)
jetée par la fenêtre ». Chaque photo, chaque film, possède
une dimension funèbre. Barthes l'a dit. C'est fini. Atroce Modiano.
Dans
le café de la jeunesse perdue. Bien
dénigré par ceux
qui s'imaginent que la simplicité c'est nul.
Ils
vont même jusqu'à dénigrer Duras. Trop simple, forcément
trop simple.
Ave
a tutti !
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