Gracq, Modiano, Duras

Ce que Julien Gracq fait à la province, aux terres de Grand Ouest, Modiano le fait à Paris, où tout se fond non plus à l'infini des yeux, mais à l'infini du regard intérieur. N'oublions pas que Jeannette Gaul, au nom si contrasté, si français, si gaullien, se faisait surnommer Tête de Mort en raison de ses pommettes saillantes. C'est elle qui paraît au flanc des jeunes filles en fleurs, et pourtant les retient par la robe au moment où elles se jettent dans le vide.
« Et là, je peux le dire maintenant que je n'ai plus rien à perdre : j'ai senti, pour la seule fois de ma vie, ce qu'était l'Éternel Retour. Jusque là, je m'efforçais de lire des ouvrages sur le sujet, avec une bonne volonté d'autodidacte. C'était juste avant de descendre l'escalier de la station de métro Église-d'Auteuil. Pourquoi à cet endroit ? Je n'en sait rien et cela n'a aucune importance. » Endroits de réminiscences, contacts avec l'éternité qui tourne, illumination de Pascal, pilier de Claudel, profil si français de Michel Auteuil en Vert-Galant. « Je suis resté un moment immobile et je lui ai serré le bras. Nous étions là, ensemble, à la même place, de toute éternité, et notre promenade à travers Auteuil, nous l'avions déjà faite au cours de mille et mille autres vies. Pas besoin de consulter ma montre. Je savais qu'il était midi. » Ici nous tournons la page. Ce midi est le point culminant, correspondant au minuit des antipodes.
Chacun de nos moment s'inscrit dans l'infini, comme les actes des Romains trouvent tous leur fixation dans le ciel ferme, le firmament. Et nous retrouverons tous les instants, donnant tous sur l'éternité. Que tout passe, ou que tout demeure (Les jours s'en vont, je demeure, c'est bien au-dessus de l'île des Cygnes, si j'ai bonne mémoire, que s'étend le pont Mirabeau), l'angoisse est là, la jouissance du fixe et de la dissolution. Mais je vais dire des conneries - dernier chapitre, qui commence comme un début : « C'est arrivé en novembre. Un samedi. Le matin et l'après-midi, j'étais resté rue d'Argentine à travailler sur les zones neutres. Je voulais étoffer les quatre pages, en écrire au moins trente. Cela ferait boule de neige et je pourrais atteindre les cent pages. » La rue d'Argentine est dans les beaux quartiers de l'Étoile. C'est là que se révèle la nudité des pierres, sans rôdeurs ni activités nocturnes d'aucune sorte.
La rue d'Argentine, surtout sous la neige, appartient aussi à ces zones neutres, tout comme la rue sans maisons que bordent, qu'enferment des deux côtés les murs surmontés de croix du grand cimetière de Montparnasse, peut-être la rue Froidevaux. Et quels meilleurs endroits pour écrire que ces zones qui ne signifient rien, la vie où jaillit la fragile étincelle… Allez hue, on continue ! « J'avais rendez-vous avec Louki au Condé à cinq heures. J'avais décidé de quitter dans les prochains jours la rue d'Argentine. Il me semblait que j'étais guéri définitivement des plaies de mon enfance et de mon adolescence et que, désormais, je n'avais plus aucune raison de rester caché dans une zone neutre.
J'ai marché jusqu'à la station de métro Étoile. C'était la ligne que nous avions prise souvent, Louki et moi, pour aller aux réunions de Guy de Vere, la ligne que nous avions suivie à pied la première fois. » En surface, évidemment, bande d'abrutis. Tout est vague pour les bourgeois désœuvrés des beaux quartiers. Ce qui n'est pas une raison pour attendre que tous les prolos soient gavés pour commencer à faire de la littérature. Après tout, chacun cherche sa mystique et se rassemble dans sa secte d'auditeurs, à la messe, ou parmi les chercheurs de l'Éternel Retour… « Pendant la traversée de la Seine, j'ai remarqué qu'il y avait beaucoup de promeneurs sur l'allée des Cygnes. Changement à Lamotte-Picquet-Grenelle.
Je suis descendu à Mabillon, et j'ai jeté un regard en direction de La Pergola, comme nous le faisions toujours. » Nous connaissons tous un peu Paris, tout de même. Copions un peu Wikipédia : « La station La Motte-Picquet rend hommage à l’amiral Toussaint-Guillaume Picquet de La Motte (1720-1791). » Grenelle est dans le Quinzième. Passy dans le Seizième, rive droite. Auteuil au sud de Passy, à cheval sur Boulogne, j'ose à peine mentionner – pouah - les prolos de l'ancien Billancourt. Et nous poursuivons pour l'instant comme ceci (Marc, j'adore ta formule) : « Mocellini n'était pas assis derrière la vitre.
Quand je suis entré au Condé, les aiguilles de l'horloge ronde sur le mur du fond marquaient exactement cinq heures. En général, ici, c'était l'heure creuse. Les tables étaient vides, sauf celle à côté de la porte où se tenaient Zacharias, Annet et Jean-Michel. » Et tous ces personnages, Corses louches ou étudiants piliers de bistrot, vous regardent ou vous ignorent, ils ont des comptes à vous demander, vous les avez oubliés, vous ne les avez pas suffisamment nourris de vos souvenirs, vous êtes également leurs ombres à eux, ils vous fixent comme autant de revenants, certains n'ont été entrevus qu'une fois. « Ils me lançaient tous les trois de drôles de regards. Ils ne disaient rien. Les visages de Zacharias et d'Annet étaient livides, sans doute à cause de la lumière qui tombait de la vitre. Ils ne m'ont pas répondu quand je leur ai dit bonjour. Il me fixaient de leurs regards étranges, comme si j'avais fait quelque chose de mal . »
Pourquoi nous as-tu abandonnés dans le gel de notre pellicule, pourquoi t'es-tu permis de bouger, pourquoi soulèves-tu le rabattant facial de nos cercueils… « Les lèvres de Jean-Michel se sont contractées, et j'ai senti qu'il voulait me parler. Une mouche s'est posée sur le dos de la main de Zacharias et il l'a chassée d'un geste nerveux. Puis il a pris son verre et il l'a bu, cul sec. Il s'est levé et il a marché vers moi. » Ça sent la mort tout ça. En effet, il annonce que « Louki (s'est) jetée par la fenêtre ». Chaque photo, chaque film, possède une dimension funèbre. Barthes l'a dit. C'est fini. Atroce Modiano. Dans le café de la jeunesse perdue. Bien dénigré par ceux qui s'imaginent que la simplicité c'est nul.
Ils vont même jusqu'à dénigrer Duras. Trop simple, forcément trop simple. Ave a tutti !

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Tnntative désespérée pour faire de l'ordre

Hercule qui crève

Serait-il possible...?