Nos insanités

Cette croisière interminable et déliquescente ressemble à celle du Gibraltar de Marguerite Duras. Nous passons d'escale en escale. Et sur la terre ferme, immanquablement, grouillent les touristes. En général cela se passe le matin, quand le soleil tropical n'a pas encore liquéfié les cerveaux et les aisselles. Il n'est pas si rare de croiser, sur ces ports inconnus, des connaissances qui s'ennuient comme elles peuvent en parcourant le monde. Cette fois-ci, c'est une femme, et cela m'arrange bien. M'arrangerait bien si ce n'était pas cette demoiselle Duit, au nom ridicule, petite joufflue mal fringuée, qui m'avait présenté à son père. Il avait de l'humour, son père : dans le salon trônait une inscription, "le travail fatigue l'homme ; et encore plus la femme".


J'avais trouvé cela inepte. Son père était mort, comme si j'avais voulu le punir de je ne sais quelle soumission : lors d'une extraction dentaire, une hémorragie s'était déclaré, le sang n'avait cessé de couler que lorsque son père s'était vidé : personne ne savait qu'il était hémophile. Et, sur le quai, au soleil, près de l'échelle de coupée, voici sa fille, que je reconnais. Une grue descend des meubles de notre propre bateau, qui transporte aussi, à fond de cale, des marchandises. Mais ces meubles se balancent au bout du palan, à même, sans caisse protectrice ni emballage d'aucune sorte. Et ma demoiselle de bien longtemps, endormie, repose sur un canapé, endormie, au beau milieui de l'agitation habituelle d'un port de mer.
Etait-elle à bord ? Ou à terre, attendant la livraison à la diable de ces meubles pour son appartement en ville ? Autour de moi les passagers fraîchement débarqués s'étonnent un moment, puis se répartissent entre les boutiques de souvenirs. Alors, sans la réveiller, je m'installe à mon tour sur un autre canapé, juste en face, parmi tout un ameublement disparate et sans surveillance. Je sors de ma poche un transistor à piles, de modèle ancien, dont je ne me sépare jamais quand je descends à terre, afin de capter sans délai la musique des radios locales – et même, parfois, dans ces contrées isolées, certaines stations émettent de la musique classique. Alors, sur mon canapé, face à mon ancienne demoiselle, je me suis mis, moi aussi, à somnoler.
Lorsque je me réveille, mes écouteurs s'avouent vaincus : la Lecuit s'est elle aussi coiffée d'écouteurs, que j'entends hurler, par-dessus les miens. Victoire sonore, par K.O. Elle ne dort plus. Elle se fait hurler dans l'oreille, ce qui remplace une bonne bite dans le cul – pourquoi tant de férocité ? Pourquoi s'est-elle recouverte d'un drap, tandis que je somnolais ? Pourquoi fait-elle semblant de dormir ? Pourquoi tend-elle un poing serré au bout de son bras raide, qui dépasse du tissu froissé ? Cette musique tonitruante, si laide, si jazzy, si commerciale ? Et si je lui caressais le poing ? Vous me dérangez, Mademoiselle Duit, et vous fusillez vos tympans. Elle sursaute, en furie: elle attendait peut-être que je la redresse, que je la caresse en lui ôtant délicatement des oreilles ses écouteurs en mousse ?
Elle me fait le coup de Putiphar, comme si j'avais voulu la violer ! Elle, si gentille, si mal fringuée jadis, si mesurée devant son papa ! Fuyons. Rejoignons notre épouse, dont nous connaissons du moins les détours. Car cette fois, certains passagers se sont résolus, dans un grand mouvement d'audace exploratrice, à coucher à l'hôtel ce soir au lieu de rester à bord : un peu de fixité, un peu de confort culinaire. Le bateau ne repart que le lendemain. L'hôtel présente un long couloir en coursive justement, où je retrouve ceux que j'ai quitté sur le quai ; Arielle, parmi eux, bavarde avec animation, à l'aise dans la relation sociale. J'aimerais lui faire part de mon étrange aventure, qui n'a d'importance que pour moi : cette demoiselle prolongée, elle ne l'a pas connue ; c'était à l'époque où j'habitais Gibraltar, avec mes deux parents.
Elle me présente à M. Amour, que nous avons connu tous deux en Turquie, jadis. C'est un mêli-mêlo d'espaces et de temps. Les touristes finissent par se retrouver, de croisière en croisière, sans bien savoir où ils se sont connus la première fois. "Tu sais, j'ai bien reconnu cette jeune fille, même après toutes ces années !" Mais je ne peux l'isoler du groupe où je la vois parader. Et puis, l'hôtel nous offre le petit-déjeuner ! La compagnie maritime fait bien les choses. Et comme il est inévitable, après avoir bien bu des jus de fruits exotiques, un besoin pressant se fait sentir, dans les deux sens du terme. Les toilettes sont la pièce la plus importante de notre intérieur. L'hôtel n'en est pas pourvu : "C'est en face, sur le quai !" Des toilettes publiques, pas très nettes : plusieurs cabines côte à côte.
Certains hôtels des pays pauvres présentent d'étranges contrastes : une cuisine abondante, saine et variée, mais des chiottes inexistantes. Qui plus est, à deux places, et qui ne ferment pas. J'entre. Deux sièges par cabine. Juste à côté, la demoiselle aux écouteurs, en pleine occupation. Pourquoi m'espionne-t-elle ? Pourquoi me persécute-t-elle ? Nous n'avions pas échangé de serments, que je sache. Elle n'a tout de même pas l'intention de m'accuse d'exhibitionnisme, alors qu'elle n'a pas même fermé sa porte, et se soulage de profil, sous sa robe, tout près de moi ? Elle me barre même l'accès au papier hygiénique !
Je me contorsionne, fesses à l'air, au-dessus d'elle ! en revanche, pour trouver une peine cartouche de Bénénuts dont je n'ai rien à foutre, pas de problème... enfin ! je me rétablis sur mes pieds pour enfourner ma trouvaille dans mon bon vieux cartable, cele m'économisera toujours quelques repas. Ce n'est pas spécialement diététique, mais tant pis ; mon estomac en aura vu d'autres, jusqu'à la mort. Et je ressors : mes envies pressantes ont mystérieusement cessé, peut-être qu'il existe une défécation interne, comme les éjaculations du même genre. On n'est pas plus aimable...
Dehors, il faut regarder, partout, autour de soi. C'est une grande ville américaine, de la taille de Paris, on pourrait d'y tromper. Il n'y pas de gratte-ciels ici, mais à Paris, où nous sommes bien plus malins qu'ici, la mode est aux grands immeubles défigurants. Ici, terre inconnue. Il faut s'apaiser. La dénonciation de je ne sais quels agissements qui auraient été les miens semble s'être dissoute dans les airs, dans le temps. Pourquoi m'imaginer plus longtemps d'infamants interrogatoires, des réponses scrutées à la loupe et toujours dans le sens défavorable, le prononcé d'une condamnation légère certes mais non moins mortifiante... oublié tout cela !
Bien me rappeler ces sensations d'allégresses à sentir la frontière derrière moi, lorsque je pénétrais en Espagne, de mon vivant, il y a si longtemps, quand je pouvais encore voyager au loin...

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