"Histoire véritable", de Montesquieu
Quittant
non sans satisfaction Le
temple de Gnide, nous
tombons dans pire encore, à savoir l' Histoire
véritable, aussi
fausse que son titre le laisse prévoir, présentée par un libraire
qui veut gagner de l'argent, et qui n'est autre bien entendu que le
sérieux Montesquieu lui-même ; il est vrai qu'un homme de sa
position ne se fût pas aidé en publiant des ouvrages d'une telle
légèreté. Bien d'autres avaient agi ou agiront de même. Il imite
en cela Lucien de Samosate et ses Histoire
vraie, repris
par Apulée dans son Âne
d'or, mal
traduit dès le titre car c'est de rousseur qu'il faudrait parler :
toute vache rousse chez les Hébreux, tout enfant roux chez les
Egyptiens, se faisaient brûler en tant que porte-malheur...
Un
mauvais sujet devient insecte après sa mort, puis passe en oiseau,
en perroquet parleur, en chienchien que sa maîtresse accable de
baisers, puis en vaurien pendu à 18 ans mais courageusement, le
voici courtisan. Un jour il sera homme de bien et ne se réincarnera
plus. Le tout se déroule dans une contrée où l'on croit à ces
balivernes, dans un Orient fantasmé avec toutes les fadeurs et
clichés que l'on peut évoquer en ce XVIIIe
siècle friand de découvertes et d'exotisme. Les Lettres
persanes en
effet qui précèdent n'ont pas encore épuisé cette veine.
Montesquieu est encore jeune et ne peut produire deux œuvres
majeures à la suite. Il en projetait le remaniement, sous forme de
dialogue, et s'aida pour cela des appréciations de Jean-Jacques Bel,
dont une étroite rue de Bordeaux porte encore le nom : ce fut un
parlementaire et journaliste mort dans la quarantaine, j'allais dire
comme tout le monde, ami de Montesquieu et académicien de Bordeaux.
Puis
Montesquieu laissa ce projet, pétri d'autres préoccupations, et
nous devons notre indulgence à ce ramassis d'aimables fadaises qui
ne nous apporte qu'un peu d'esprit et beaucoup de généralités. Il
s'y trouve bien moins de ces observations sociales qui déjà dans
les Lettres
persanes frayaient
la voie aux constructions du futur Esprit
des Lois : "parfois
le vieil Homère sommeille", et nous ne quittons guère les
lieux communs de l'inconstance des destinées et de la corruption
humaine généralisée : chacun, chacune, entretient en secret un
amant, une maîtresse, et l'imitation des grands gymnosophistes
indiens n'est pas à la portée d'un mortel du dernier commun. Notre
héros devient fripon, triche au jeu dans nos contrées, dépouille
ainsi de grands seigneurs enrichis sur le peuple et constate que
"[s]es belles manières leur donnoient tant de goût pour [lui]
qu'ils étoient au désespoir quand ils se trouvoient obligés de
s'ennuyer à jouer avec quelque honnête homme". C'est déjà le
Neveu de Rameau, mais ce dernier ne sort point de sa condition et
n'est déjà plus picaresque. "On me mettoit de toutes les
parties de plaisir, et je dépouillois une société de si bonne
grâce que toutes les femmes me lorgnoient, ce qui m'étoit très
souvent à charge," (le pauvre) "car les distractions que
cela me donnoit m'empêchoient de jouer mon argent." Tiens donc.
Caltez
volaille. "Tirez-vous
gonzesses" (il est bon de traduire, transferendum
bonum).
La
narration retrouvera de ces accents plus tard, décrira des joueurs.
Si illimitées que semblent les actions des hommes, elles retombent
toujours dans les mêmes schémas. Pourtant nulle partie d'échec
n'en reproduit exactement une autre. Nous naviguons de lieux communs
narratifs en lieux communs spéculatifs, car nous ne saurions
invoquer de philosophie. "Il était une fois un tricheur."
Bon. Qui n'en tirait pas toujours bénéfice. Finira-t-il en prison,
sur une prairie de duel ? "Quand on m'annonçoit dans une
compagnie, il se faisoit une acclamation générale ; j'étois un
homme d'importance, quoique je n'eusse ni emploi, ni valeur, ni
naissance, ni esprit, ni probité, ni savoir." Nous avions
oublié les clichés de morale, et nul ne se soucie plus de la
naissance, à l'exception des basanés : car nous aussi possédons
nos clichés.
Pour
attaquer l'innocence, et pour la défendre. Racistes et antiracistes.
"Je commençai une autre vie dans la ville de Corinthe".
Nous voici en terrain plus connu. La cour précédente, où sévissait
le tricheur, appartenait donc plutôt à quelque royaume du
Moyen-Orient, car ces mœurs dissolues sont de tous temps et de tous
lieux, ce qui permet de transporter ailleurs ce que le moraliste veut
blâmer dans son propre pays : procédé vieux comme le monde.
Avalanche de clichés à prévoir. Notre déploration même, notre
lassitude, sont clichés. Adoncques : "J'entrai dans le monde
avec une assez belle figure", entendez "apparence",
"un air assuré et une très grande liberté d'esprit."
Les caractères de notre migrateur se conservent à peu près
semblables d'une peau à l'autre. Grand mystère en effet de ces
permanences, ainsi que les tourments et les félicités dont "les
dieux" dixit
protagonista se
complaisent à doter les humains, les promenant de carcasse en
carcasse au lieu de les mener tout de suite à leur fin : douce
raillerie, déjà exprimée dans ce texte par notre ressuscitant
personnage, alias
le
jeune Montesquieu lui-même : "Mon talent principal fut une
facilité singulière à emprunter de l'argent". Ne pas
rembourser ce que l'on doit en abondance est déjà moins malhonnête
que de piller les seigneurs au jeu.
Mais
d'une identité à l'autre nous voyons cependant un progrès bien
lent, bien languissant. A moins qu'il ne fasse bien des fois
retourner sur le gril une nature si imprégnée de vice avant de lui
ouvrir les portes du nirvâna... "Je trouvai des gens très
complaisants, mais un homme" – enfin une péripétie ? - "qui
avoit été de mes amis, me devint insupportable, car il ne me voyoit
jamais qu'il ne me parlât de le payer". Sorte de leçon morale
par la pratique. Mettons qu'il soit tué en duel et n'en parlons
plus, car il est déjà dix heures et dix-huit minutes.
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